Il faudra bouger tous en même temps.
Sans se parler, juste en sachant.
Instant de tension suspendue, seconde d’éternité avant le mouvement.
Le guide est devant.
Ou plutôt au-dessus. Ancré dans les muscles de ses cuisses élastiques, le fil de notre vie soudé à ses mains.
Il est prêt.
Si on décroche, ses crampons grifferont la roche, ses bras retiendront la corde.
Si glisse l’une des mâchoires d’acier qui chaussent nos godillots, si se sépare de la montagne l’une des roches sur lesquelles nous tétanisons nos doigts, si nos corps basculent dans les 3 600 mètres de vide qui nous séparent du plancher de nos familles, le guide nous sauvera.
De sa poigne sûre, il rappellera du vide les deux cent soixante kilos de nos trois corps.
Enfin je crois.
Il faudra bouger tous en même temps.
Mais pour l’instant tout est figé. Chacun prend ses marques, son souffle et son courage.
Ni un nuage, ni un oiseau pour animer le ciel bleu acier.
L’aiguille rocheuse à laquelle sont collés nos trois corps est là depuis toujours.
Ses pierres acérées, brunes, jaunes, rouges, levées vers le ciel, ne se réveilleront pas pour nous.
Seule la vague invisible du vent, qui vient caresser le blanc meringué de la neige, nous dit que ce n’est pas une photo. Que c’est la vie. Que c’est nous et qu’il va falloir passer cette corniche.
8h que nous marchons, les poumons en feu du manque d’oxygène, les mains en glace malgré le soleil. Saturées d’acide lactiques, nos jambes flageolent alors qu’elles savent nos vies entre leurs mains.
Et cette corde qui nous entrave, cette corde qui se prend dans les crampons au risque de nous faire chuter, cette corde qui nous empêche d’avancer si celui de derrière n’avance pas, qui nous oblige à nous jeter si celui de devant s’est jeté, cette corde qui nous sauvera si on dévisse.
Je hais cette corde comme Pinocchio hait Jiminy Criquet.
Il faudra bouger tous en même temps.
2 mètres de corde entre mon corps et toi, mon frère, qui est devant.
2 mètres de corde entre ma vie et toi, mon frère, qui ferme la marche.
Si nous n’étions pas frères avant, nous le serons après cette aiguille. Si on la passe.
Soudainement, ton pied s’anime, puis ta main va chercher la prochaine prise. Tout ton corps s’est lancé. Mon torse s’avance pour accompagner ton envol. Instinctivement ma main suit mes yeux vers ma prochaine accroche. Mon pied est déjà haut. Je sens derrière que l’onde du mouvement a atteint notre frère. Nous bougeons tous en même temps.
Tout là-haut, tous les 3, je suis un chamois à six pattes et six mains … la peur au ventre.