Il chante.
Dans mon oreille droite, son du piano. Je suis mon lobe qui vibre chaque fois qu’une note cogne à sa chevillette.
Puis un nuage de sons qui emplit le canyon rose jusqu’au velours de mon tympan.

Tout le reste de l’air palpite de son chant.
Il se tient tellement droit, seul dans les projecteurs. Ses yeux ne clignent plus, ils boivent la lumière.
Dans le noir de la salle, une soucoupe volante l’envole sous tous nos yeux. Il la regarde en face.
Il est prêt à partir.

Les deux pieds si plantés que je sens dans mon corps la puissance de ses cuisses. Le torse si déployé que ses deux omoplates vont bientôt s’embrasser.
Les doigts en crispation comme si chacun des mots s’arrachait de ses ongles.
Les veines de son cou tracent des orgues puissantes des poumons à sa gorge.

Et son visage offert. Ses yeux qui sont là-bas. Ses lèvres tellement immenses. Le rose de sa langue qui tape l’ivoire des dents.

Il chante à la lumière, son cœur est dans ses bras. A lui qui n’est plus là. Lui qui est mort hier.

Il ne peut pas nous voir, il ne nous connait pas. Il est seul dans le noir et lui dit au revoir en chantant ses chansons. A-t-il besoin de nous pour ce dernier adieu au génie qui nous quitte ?

Pourtant il chante pour nous.
Magie d’une salle magique.

En fait il chante dans moi.

Depuis quelques minutes, mon ventre est plein de notes. Comme un ballon qu’on gonfle, enfermé dans une boîte.
Des mélodies en vrac chatouillent mon nombril. Elles veulent toutes sortir, ce serait cacophonie.
Je suis triste pour elles mais ce n’est pas le lieu. Je connais bien ses airs mais ne sais pas les mots. Je ne peux même pas leur offrir de s’unir à l’artiste.

Les notes se rebellent, essaient une autre voie. En chevauchant les mots, elles atteignent mon diaphragme, se hissent dans mes poumons.
Mes épaules s’écartent. Elles arrivent à la gorge, voient la lumière du monde.
Ma tête, plus raisonnable, resserre l’étau des lèvres. Mes côtes étouffent les airs.
Pour pas qu’ils ne jaillissent.

Mon corps est immobile, mon souffle est presque lent. Personne ne saurait dire mon vacarme intérieur.
J’ai tous les attributs de la spectatrice comblée. De l’adulte respectable qui ne sort pas du cadre. De l’heureuse sérieuse qui s’offre une bonne soirée.

Mais il a réveillé la chanteuse de la douche, la déglinguée du karaoké. La contre-alto des chorales de mariage.
Et dans le soufflet de mon ventre, je sens des piétinements : les notes et les mots se sont organisés dans un grand défilé. Ils chantent dans toutes les langues leur envie de sortir, brandissent sur leurs banderoles cette phrase  tant dite « Dès que je trouve le temps, je prends des cours de chant. Trop envie ! ».
Ils me disent d’avoir confiance, qu’eux aussi sont importants.

Je regarde la scène. Je me promets « Demain j’appelle »
Il tombe en grand écart.
Je me dis « Y’a du boulot ! »

Avril 2019. Spectacle magique d’un théâtre magique

1 commentaire sur “Miguel

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