16h44.
Clocher de Macle. 2 800 m d’altitude. -17°C. Pas de vent, peu de gens.
Stupeur, émerveillement, souffle suspendu.
Les foules ont déserté les sommets, ne restent que les purs, les camés de la glisse. Les accros de la piste.
Des bruits métalliques chuchotent dans un silence ouaté. Le bandeau qui me couvre les oreilles étouffe les voix. Les autres ne sont pas. Je suis seule sur mon île dans le ciel.
Avant de m’élancer, très vite, très fort, une dernière fois, je m’arrête au bord de ce monde démesuré et je regarde.
Une nappe de brume fait lac au creux de la vallée. Méditation de fin de journée face à la mer de la montagne.
D’abord le chapelet d’îles que forment les cimes. Vierges. Nues. Fières et acérées. Evidemment, quelques nuages cotonneux s’accrochent à leurs flancs. Le blanc parfait de leur neige parfaite tranche sur le bleu parfait d’un ciel parfait.
Le soleil, dans son humilité de février, s’offre en boule de feu ivoire. Il est là, chaleureux à défaut d’être chaud. Dans son coin, comme sur un dessin d’enfant.
Mais il n’est pas seul en charge de l’éclairage en ce jour qui s’étire. Le blanc duveteux niché au creux de la vallée renvoie sa lumière douce, quand la meringue cristallisée de la neige aveugle autant qu’elle intimide.
L’air bleu est sec et craquant, et pourtant tout semble eau et lumière dans l’immobilité de ces montagnes de carte postale.
Blanc, bleu, blanc. Et le rouge de mes skis.
16h48.
C’était mon dernier après-midi. Je me le suis offert en solo, sans personne à attendre, sans mots à partager. J’ai 12 mn pour rattraper le télésiège qui fait la connexion vers la station, vers les autres, vers le car, vers la gare. Vers le Devoir. 12 mn… juste ce qu’il faut.
Go !
Genoux pliés, épaules ouvertes, mes yeux coulent de froid et de vitesse. Je dévale. Le paysage s’est mis en mouvement, façon TGV. Je ne perçois que les plaques de glace à l’affût entre les bosses poudreuses, et les arabesques des aventuriers dans les hors-pistes.
Je dévale en accéléré, sans m’arrêter, pour sentir mes cuisses hurler et mes oreilles brûler.
La lumière vient de changer. On était l’après-midi, on est l’avant-le-soir. Rose et gris se mêlent au blanc du bleu, la montagne se fait plus intime et plus froide.
On dirait que pour le soleil aussi, c’est le dernier après-midi.
D’autant que ces 3 derniers jours, il n’a pas eu le droit de sortir. Consigné, loin de l’air et des humains qui se languissaient. Alors depuis ce midi, il donne tout. Et en cette fin de journée de cette fin de semaine, lui aussi tente de repousser les heures. Je sens sa résistance quand les cimes des montagnes approchent pour l’avaler. Il a l’air de vouloir leur tourner le dos, repartir dans l’autre sens.
Embranchement. Gauche. Je reste sur Déversoir. Sur les bords de mes yeux, je guette les couleurs des piquets dans les sculptures neigeuses. Une belle ligne droite m’offre de lancer le regard dans le ciel immense qui rosit. Je ne m’arrête toujours pas.
Soudain, une myriade de paillettes se jette sur mes lunettes. Minuscules et innombrables, d’infimes échardes d’argent viennent d’envahir l’air. Est-ce qu’elles volent, tombent ou est-ce qu’elles flottent ? Ce ne sont pas des flocons, il ne neige pas. C’est l’humidité de la nappe de brume qui, par ce froid polaire, s’est faite glace. Juste au bord du nuage, la vapeur d’eau est solide.
Changement de décor. Changement de confort. Mes épaules remontent imperceptiblement. Mes muscles se contractent. Je ralentis. Je suis entrée dans le nuage. La glorieuse lumière des hauteurs a laissé la place au blanc mat. Il n’y a plus de ciel, plus de montagne, plus de neige, plus d’air. Tout est exactement du même blanc… blanc. Quelques mètres après le début de la Balme, je perds la vue.
Je ne peux distinguer qu’un piquet de bord de piste, noir couronné de jaune, seule hachure dans ce blanc unique. Arrivée à 1 m du repère miracle, je m’arrête, aveugle. Perdue. Seule.
Personne ne sait que je suis ici. Si je pars dans la mauvaise direction, si je me blesse, si je me perds, personne ne me retrouvera. Jamais. Tout à coup, telle une enfant, j’ai peur du blanc.
Et vous ? et le car ? et la gare ? et mon Devoir ?
Pas le choix. J’avance, très doucement. Comme mes yeux ne me sont plus d’aucun secours, je laisse mes jambes deviner le relief. Elles cherchent le sens de la pente, sous la poudre. Après une éternité, un autre piquet apparait ! Ma cage thoracique se détend très légèrement. Espoir. Arrivée à cette deuxième bouée, le fantôme d’un troisième repère se laisse deviner. Puis le quatrième se dessine à l’approche du troisième. D’escale en escale, avec mes cuisses pour compas, je trace un chemin.
Après 17 piquets, la masse du télésiège apparaît. Soulagement. Retour au monde.
Il est fermé. Je n’aurai pas le car, je n’aurai pas le train.
Et demain il fait beau.
Yeeeeeeesss!
Un jour de brume à l’Alpes d’Huez