C’est pas mon quartier mais c’est ma ville.
Alors en lisant les bannières multicolores « brasserie », « japonais », « libanais », je sais les cartes, je connais les tables et je compare les prix. C’est pas mon quartier mais ce sont mes codes.
Pourtant je ne sais pas lequel est bon. Je ne sais pas lequel est rapide. Et lequel me réchauffera ? je ne sais pas où aller.
Vertige infini de la décision existentielle du travailleur nomade.
« Où est-ce qu’on va déj ? »
Question absolument sans enjeu. Tellement mieux à penser, à stratégiser, à disrupter.
Et pourtant, à chaque fois cette sensation d’urgence, le couteau du cuistot sous la gorge « où est-ce qu’on va dej’ ? »
Sur ce trottoir à 13h15, j’ai faim.
Mon estomac réduit en taille pois chiche se serre sur rien du tout. Autophagie ?
Replay dans un éclair du film d’il y a 1 heure. Quand le grondement de mes tripailles animales a couvert sans vergogne le flot des mots cérébraux que ma bouche déversait sur tous vos regards vides.
Il est 13h16, vos mains vous serrent les bras sur les estomacs vides. Vos mots sont inutiles, ils ne sont que questions. Je veux une décision.
« Où est-ce qu’on va dèj ? ».
« Je connais un peu le coin … » dit une parka grise.
Je découvre sa voix. Ce matin, elle ne fut que silence. Ce midi, elle sera notre vigie, nous dira la Terre à accoster.
Sur ce trottoir humide, dans une pluie de décembre, j’ai froid, depuis des heures. Mes os appellent du chaud.
Sur ce trottoir humide, entre tous ces restaus, j’ai 40 mn pour déjeuner. Vous aussi ? m’en fous. Votre corps n’est pas le mien.
La tension est immense. Sous l’épée de la décision qui refuse d’atterrir. Entre les points de suspension de la revue pour touristes qu’explore la parka grise.
Mes nerfs exigent le repos de la situation sous contrôle. Ils veulent la banquette en skaï et la commande passée, les manteaux accrochés et les mains qui se frottent. Le garçon reparti chargé de nos envies.
Cette seconde d’extase où commence le lâcher-prise. Plus rien à faire qu’attendre.
Pouvoir enfin la pause. A peine vous écouter.
L’humidité me moisit les os, je t’écoute décrire les possibles.
Derrière la vitrine à ma gauche, un serveur équilibriste inonde leur table de galettes rondes et rouges. Tous les mots d’Italie, le chaud de la tomate, le piment dans leur huile.
Un K-Way bleu me bouscule en croquant son sandwich. Les sacs en papier dansent au bout des bras gantés. Tous les logos de toutes les street food du monde défilent devant mes yeux.
Le froid grimpe mes chevilles.
Petite marchande d’allumettes quand le monde se goinfre.
En cercle autour de toi, nos pieds tapent le trottoir, vos yeux suivent tes doigts qui indiquent les options. Ma face devient de pierre.
« Sinon y’a aussi le ouighour qui est pas mal ? pas sûr qu’ils aient du vegan mais leurs Toho Qordaq est trop bon … »
13h22 je te hais.
Cap à babord, sans vous dire, sans vous regarder.
Pour moi ce sera pizza.
Qui m’aime me suive.
Ou pas.