Devant, c’est Jeanne qui chante les années 80’s. Le noir de la nuit, le rouge des feux.
Seulement les reflets de la nuit sur les eaux, des feux dans les vitrines.
Rouge, noir et argent.
Courir dans la nuit de la ville en hiver.
A droite, le trottoir mouillé. Endormi.
Dans le coin de mon œil, les feuilles des marronniers collent le sol. J’entends les cols du fémur se fissurer.
Humides, visqueuses, faussement innocentes dans leurs nuances d’automne, les feuilles se donnent des airs de « tombées là par hasard ».
Pourtant je les sais à l’affut des semelles trop lisses, assoiffées d’entorses et autres chutes mortelles.
Frisson. Ne pas s’approcher, ne pas avoir peur.
Ne pas les regarder.
Une petite bande bétonnée défile sous mes baskets. Elle ne fait que quelques dizaines de centimètres de large, mais lisse, accueillante, sans surprise, elle est piste d’athlétisme rien que pour moi.
Elle me garde à l’abri des feuilles agonisantes et mortelles, hors des dangers de la nuit.
Le gris minéral de la petite allée de ciment est encore assombri de noirceurs nocturnes, mais vaillante elle me murmure d’avoir confiance. D’accélérer.
Elle me protège.
Quand, dans l’angle de l’autre oeil, surgit … le canal.
Juste au bord de ma piste, à quelques centimètres sous le parapet, il gargouille, tapi.
Ses eaux sans fonds portent les rides du temps, de m’attendre depuis tant de siècles.
Dans la nuit du matin, le canal tremble à peine mais je sais qu’il ne dort pas, je sens qu’il salive de mon corps pour petit déjeuner.
Alors le vertige m’étouffe.
Je sens la peau de mon côté gauche qui se contracte. Chaque atome de mon épiderme me tire vers le gouffre des eaux.
J’ai le vertige.
Ma peau me trahit, cette protection supposée de mon être et de ma vie s’est faite plomb pour que je tombe. Forte de son rôle d’enveloppe, elle attire vers les eaux tout ce qu’elle contient de muscles, d’os, de moi.
La peau de ma tempe gauche pèse des tonnes et veut plonger. La pointe de mon épaule est happée par le vide. Mon coude se sent déjà parti dans les flots.
La gauche de ma cage thoracique se fige dans l’attente de l’horreur. Ma hanche se tétanise.
Chaque cellule de mon enveloppe corporelle est un petit crochet du démon pour m’attirer dans le canal.
Entrailles tordues d’angoisse.
Mes muscles résistent, tirent dans l’autre direction pour me garder du côté de la vie. Mes jambes m’emportent vers le bord droit de la piste.
Trop vite. Trop près.
Mon pied se pose mal, entre piste et le vide. Ma cheville se tord, ne se brise pas. Je tire un bord vers le centre du chemin, mais le canal est alors si près, je l’entends qui ricane.
Rentrer à la maison, vite.
Entre noyade et fracture. Rester en vie.
J’aime pas courir en semaine.