
A chaque pas plus lourde.
Quand mon pied décolle et que mon corps s’élance, un peu elle s’envole, moins lourde sur l’épaule.
Quand mon pied repose, que la gravité gagne, elle refait enclume sur l’élastique de mon trapèze.
Ma besace est trop lourde.
Lanière en travers du torse, elle martèle le haut de la fesse. A chaque pas elle veut mordre la chair sous le sein droit. A chaque pas, elle entame la peau fragile de la jugulaire.
A gauche de l’omoplate, le début d’une douleur dit le poids des cahiers, des livres et puis des clés.
On est encore jeudi.
Mon corps sait, il avance. Encore quelques cent mètres. La crème du bâtiment au bout de la longue rue.
Horloge dans l’estomac, thorax qui souffle un peu. D’accord pour marcher vite, mais pas envie de courir.
Je serai encore à l’heure.
A 40 secondes près.
On est encore jeudi.
25m. Le carrefour. 120m le lycée. Juste en face, le café.
On est encore jeudi.
Classeurs, cahiers, clés tintamarrent discrètement, au rythme de mes pas qui avalent le trottoir. Les yeux au fond de la rue, ils retiennent l’horloge. Je hurle dans ma tête aux portes de m’attendre.
Non, je ne courrai pas.
15 m avant le carrefour.
La petite silhouette verte me dit que ça va l’faire.
Il marche déjà pour moi, de son pas automate, dans sa boîte de métal au-dessus des bandes blanches. Il tient même en respect les yeux fauves d’une voiture et le cri du scooter.
Le p’tit bonhomme est vert.
Je serai encore à l’heure.
Méchanceté ou faiblesse, petit bonhomme me lâche. Disparait dans sa boite. Un méchant géant rouge, tel un videur de boîte, se met en travers de ma route.
Panique.
Sous la caisse des bonhommes, la boite à œufs tient bon. Rouge pour une rébellion.
La gentille boule coquelicot, fée protectrice des enfants des villes, n’a pas suivi petit bonhomme. Elle tourne le dos à son gros cousin colère, sorti sur le pas de sa porte. Retient le flux, retient le flot.
Moïse des écoliers.
7 mètres du carrefour.
Hurlement dans ma tête. Crampes dans mon estomac. Dissonance cognitive. Injonctions contradictoires.
Est-ce que je peux le choper ? Est-ce que ça vaut de courir ?
La voiture ne bouge toujours pas, mais commence à grogner. Le scooter hurle déjà.
Courir ? Laisser tomber ?
Atroces secondes de doutes. Dedans mon corps c’est l’empoignade. Mes genoux sont déjà partis vers mon menton pour se mettre à courir. Mon cerveau évalue, voudrait d’abord savoir. Se cabre devant l’espoir qui risque d’être déçu.
Trapèze endolori insulte mes genoux, dit qu’on n’a aucune chance. Qu’on souffre déjà assez.
Mes abdos se contractent, prêt à piquer un sprint. Une voix dans ma tête susurre à mon égo « trop, tu peux te le faire !». Mais toujours mon cerveau qui tarde à décider « n’est-ce pas déjà trop tard ? ».
Secondes de suspension entre rouge du bonhomme et rouge de la boule.
Courir ou pas courir ?
Et puis mes genoux décident, lancent toute la machine à l’assaut du trottoir. J’avale les derniers mètres, lancée comme un boulet, sous le regard froncé du gros malabar rouge.
La boule aussi est rouge, c’est encore moi qui joue.
Quand mon pied prend appel sur la bande boursouflée qui dit de s’arrêter, la boule rouge disparait. Le vert en guillotine.
Mais je la tente quand même, et puis je suis lancée. Suis sûre que je peux passer !
Quand l’autre pied se pose sur le bitume routier, la première voiture hurle. Jaillit, prête à me mordre. Mes épaules jettent mon corps pour contredire mes pieds. Je retombe d’où je viens.
Je me retrouve pantelante et du mauvais côté. Et j’ai couru pour rien.
Je ne serai pas à l’heure.
On est encore jeudi.
Merci pour cet épisode à suspens… à couper le souffle dans tout les sens du terme.